Compagnon·es de route de Giovanna Marini, la productrice Françoise Degeorges (Ocora-Couleurs du Monde, France Musique), et le duo de chanteur·ses Germana Mastropasqua & Xavier Rebut reviennent ensemble sur le parcours de cette grande artiste. Disparue en mai dernier, celle qui fut la première à populariser Bella Ciao – chant des mondines, repiqueuses de riz de la vallée du Pô – a œuvré tout au long de sa carrière à la diffusion et à la transmission des tradition vocales populaires de son pays.
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GIOVANNA MARINI
1937-2024
Giovanna Marini qui vient de nous quitter à 87 ans était un personnage considérable comme son legs. Je dis personnage, car dans la vie de tous les jours, elle était singulière, attachante et espiègle, sérieuse et tenace, très à l’écoute de tout un chacun, et déployant sa faconde de conteuse. C’est que sa trajectoire fut celle d’une femme qui creusa son sillon, forte d’intuitions et de convictions confortées au fil de ses aventures de terrain. De fait, je dirais que Giovanna Marini fut un carrefour de personnalités siamoises.
PERSONNALITES SIAMOISES
Ainsi elle a pratiqué une ethnomusicologie d’urgence compte tenu de la mutation profonde de l’Italie dans laquelle s’est inscrit son travail. A cet égard, bien qu’elle soit restée plutôt à distance des chercheurs de la discipline, elle me semble dans la lignée du tandem Béla Bartok (1881-1945) et Zoltan Kodaly (1913-1967), lesquels, par les enjeux qu’ils soulevaient à leur époque, lorgnaient vers une sorte d’anthropologie culturelle.
Giovanna Marini, c’est aussi un enseignement en immersion qui accouché de beaucoup d’enfants spirituels. C’est encore quelqu’un qui se confronta, à travers sa création, à la question de la fidélité aux sources sonores lorsque celles-ci sont dissociées de leurs contextes rituels, et qui de ce fait imagina une composition qui respecte « l’esprit » d’une source tout en la revisitant (cf. ses Cantates). Elle est à ce titre l’auteur d’une œuvre foisonnante courant de l’opéra aux musiques de films (dont ceux de Francesco Maselli), avec, bien sûr, tous les spectacles qu’elle créa pour les diverses moutures de son quatuor.
UNE ITALIE EN MUTATION
J’ai rencontré pour la première fois Giovanna Marini dans le contexte de ce qu’on appela « le Mai rampant » italien qui se prolongeât de 1969 à 1977. Elle chantait à Milan, seule avec sa guitare, en soutien à des occupations d’usines. Dans ce mitan des années 70, l’Italie était une sorte de laboratoire tout à la fois d’un syndicalisme en mutation, d’expériences autogestionnaires, de l’Eurocommunisme avec le Parti communiste italien (PCI)I, le plus fort d’Europe, et pays qui était un point focal de la Guerre froide.
Giovanna Marini chantait autre chose que les chansons-tracts du moment. Elle faisait chronique de temps incertains, avançait par métaphores, et je retrouvais en elle quelque chose de certains bluesmen qui m’avaient subjugué adolescent, à l’instar du grand Leadbelly.
Si j’évoque cette période, c’est qu’entre mi-1950 et le début des années 60 il faut comprendre que la société italienne va évoluer d’une société préindustrielle, mi- agricole, à une société industrielle évoluée au prix du déracinement de millions de paysans. Puisque entre 1955 et 1960 près de 9 millions de personnes émigrent du Sud au Nord vers les grandes villes. Tout cela dans le contexte d’un pays à reconstruire après l’effondrement du Fascisme et la Résistance, l’intervention américaine, avec une « unité nationale » tirée à hue et à dia tant par la Démocratie chrétienne que le Parti Communiste Italien.
LE CHOC PASOLINI
Si l’on veut trouver un début à la Giovanna Marini que nous avons connu, il faut bien sûr, remonter à un épisode fondateur : sa rencontre avec Pier Paolo Pasolini. C’était donc lors d’une soirée mondaine durant laquelle elle interprétait du Bach à la guitare ce qui était alors pour elle non seulement la quintessence de la musique mais la seule acceptable. Il faut dire que forte d’un diplôme en guitare classique au Conservatoire Sainte-Cécile de Rome, elle s’était perfectionnée auprès d’un des plus grands de l’époque, Andrès Segovia dont elle dira : « C’était un homme conformiste, orthodoxe et ennuyeux qui maudissait la musique moderne, perpétuellement entouré d’une cour d’Espagnols et des Uruguayens, mais quand il prenait la guitare, on sentait la puissante extension de l’âme ». Dans le même temps elle se consacrait à la pratique d’instruments à cordes anciens comme le luth. Sa voie était donc toute tracée. D’autant plus que planait le souvenir d’un père, Giovanni Salviucci, mort à 29 ans au moment où elle naissait, qui était un grand compositeur, spécialiste de polyphonie ancienne.
Or que lui révèle Pasolini au cours de cette soirée du 11 février 1960 ? Que la musique cela peut être autre chose... aussi ! Et de lui déciller les yeux sur une continent musical qui chante, danse, crée, dans les régions de cette Péninsule si disparate dont l’unification est relativement récente.
RESPONSABILITES ET LIBERTE
Ce faisant Pier Paolo Pasolini lui offre en quelque sorte la clé de sa liberté et elle n’a que 23 ans. Plus que cela, je dirais que Pasolini lui définit un cahier de charges implicite au moment où l’Italie commence à être saisie par les délices du consumérisme à tout crin. Qu’écrira en effet ce dernier à ce propos quelques années plus tard à New-York?
Un Pasolini, nourri de tradition orale dont le premier recueil de poésie fut écrit en frioulan, le dialecte de sa mère, et dédié à un père qui, justement, méprisait les mots et les manières de cette terre maternelle. Un dédain qui fit dire à l’auteur: « Ainsi ce dialecte / était une chose diabolique ./ C’était le centre de mille contradictions ».
LE NUOVO CANZIONERE ITALIANO
C’est en tout cas à partir de ces « mille contradictions » que Giovanna Marini fera nourriture. Et à partir de 1960 de virer lof pour lof, fréquentant le Folkstudio, né à Rome à l’initiative d’un peintre américain, Harold Bradley, et d’un chimiste italien mélomane, Giancarlo Césaroni. Un lieu alternatif ouvert au jazz et aux musiques du monde où elle interprète des chants populaires et cohabite avec des musiciens / chanteurs si différents de son milieu d’origine. Puis viendra l’immersion dans le Nuovo Canzionere Italiano, un collectif fondé en 1962 à Milan par Roberto Leydi (« un grand ethnomusicologue et un homme patient et généreux », elle dixit), Gianni Bosio, Ivan della Mea. Un groupe qui outre la collecte de chants traditionnels et leur réélaboration en représentations, s’emploiera à interroger les dynamiques de la société contemporaine. Un vivier fréquenté par les plus grands spécialistes de la tradition populaire parmi lesquels, pour les lecteurs français, ont relèvera les noms participations d’Italo Calvino, Umberto Eco, Dario Fo, Franca Rame, Luciano Berio ou Luigi Nono. Avec cette implication dans ce mouvement de réappropriation de la culture populaire Giovanna Marini découvre le chant social, sa richesse, sa profondeur, et ce que l’on commence à définir comme « l’histoire orale chantée », c’est à dire la composition anonyme et la force de la transmission orale.
LE CHANT SOCIAL
Dès lors, de pair avec d’autres, elle visite l’Italie en tous sens, recueille chants en langue italienne ou en dialectes régionaux et se produit avec les grands figures de la nouvelle chanson politique à l’instar de la célèbre Giovanna Daffini (1914-1969). Une cantastorie
(chanteuse d’histoires) dont Marini s’imprègne du répertoire, de ses techniques vocales, de ses mélismes. Une chanteuse qui déjà se livre à une réévaluation moderne de chansons populaires apprises d’une tradition exécutive différente, à l’image des chants à plusieurs voix des mondine (piqueuses de riz de la Plaine du Pô), originellement non liés au seul divertissement. Giovanna Marini dira à ce propos : « C’est Daffini qui m’a appris comment chantaient les sarcleurs de riz, qui m’a fait comprendre la différence entre le chant paysan et le chant d’opéra. Le premier ne s’exprime pas dans la tête, il a une résonance faciale. C’est une technique qui pose un problème culturel différent par rapport au chant d’opéra. Quand j’ai écouté « Bella ciao » - qui n’est pas à l’origine une chanson partisane – j’ai été frappé non pas tant par les paroles que par la voix en quelque sorte « étranglée ».
FOLKSONG ENGAGE
De 1964 à 1966, Giovanna Marini va vivre aux Etats-Unis. Mère de deux jeunes enfants, elle accompagne Giuseppe Marini, son mari physicien, appelé par le MIT à Boston.
Des années qui vont beaucoup l’inspirer. C’est en tout cas au Club 47 de Cambridge, un creuset folk, qu’elle va fréquenter Pete et Peggy Seeger, Joan Baez, Dave Van Ronk, allant voir Woody Guthrie, porte-parole musical des sentiments ouvriers et populaires et libertaires, qui est alors malade à l’hôpital. C’est aussi dans ce creuset qu’elle rencontrera un certain « Zimmy » Zimmerman, le futur Bob Dylan, dont le style, inspiré du talking blue, ne sera pas sans conséquence sur son « raccontare-cantando ».
COLLECTAGE ET TRANSCRIPTION
De retour en Italie Giovanna Marini devient un pilier de l’Institut Ernesto De Martino. Une structure fondée par Gianni Bosio (décédé en 1971) et Alberto Mario Cirese qui poursuit l’œuvre du Nuovo Canzionere Italiano. D’autant qu’en 1973, Ivan Della Mea a reconstitué un groupe qui assumera pendant quelques années une intense activité de concerts, notamment aux fêtes de l’Unità (NB : Entre 1977 et 1978, la revue et le groupe musical fermeront définitivement). Ainsi Giovanna Marini va cataloguer une considérable quantité de chants populaires pour lesquels elle créera un système particulier de notation musicale. Une œuvre de transcription de la mémoire permettant ainsi sa transposition pour la scène qui n’est pas sans évoquer la tentative d’un Alan Lomax, le grand collecteur américain, avec ses « Cantometrics ». Un collecteur, folkloriste, anthropologue, chercheur, homme de radio, écrivain, producteur, chanteur guitariste qui peut être considéré comme le patriarche du mouvement revival américain mais aussi de l’avènement des musiques du monde en tant que « produits culturels » dignes d’être sur le marché du disque au même titre que toutes les autres musiques. Et qui d’ailleurs sera accueilli entre 1953 et 1954 en Italie pour y réaliser de remarquables enregistrements.
L’ECOLE DU TESTACCIO.
En 1974 la contre-culture à l’italienne est un phénomène vivace et l’École populaire de musique du Testaccio à Rome en deviendra un bastion où le jazz côtoie les chansons révolutionnaires, dans le quartier des anciens abattoirs au flanc de la colline du Testaccio où la Rome antique se débarrassait de ses tessons de poteries. Cette année là l’École du Testaccio lui confie la chaire d’ethnomusicologie appliquée soulignant ainsi l’extrême importance de Giovanna Marini en tant que chercheuse dans ce domaine. Un statut qu’elle aura également, de 1991 à 2000, au sein de l’Université Paris VIII – Saint-Denis. En tout cas, avec ses élèves tant Romains que Parisiens, elle va accomplir des voyages d’étude pour écouter et transcrire les chants de tradition orale encore présents en Italie lors des fêtes religieuses et profanes. Au sein de l’École du Testaccio elle trouvera aussi des musiciens avec lesquels jouer, ce qui l’incitera à composer « La Grande madre impazzita » (1979), « Il Regalo dell’imperatore » (1983), « Requiem » (1985), et lors du Bicentenaire de la Révolution française (1989) à mettre en musique la Déclaration universelle des droits de l’homme.
COMPOSITIONS
En 1964, Giovanna Marini avait participé à Spoleto au spectacle très controversé de Bella ciao. Dans le sillage de cet évèbement fondateur elle poursuivra avec des spectacles qui illustrent l’histoire des traditions populaires italiennes, comme Ci ragiono e canto/ Ici, j’en parle et je le chante (1965), dirigé par Dario Fo. Elle commencera à composer de longues ballades (plus exactement des cantates) dans lesquelles elle racontera ses expériences, ses ressentis, interprétées au début seule en scène, s’accompagnant à la guitare. Naîtrons ainsi Vi parlo dell’America / Je vous parle de l’Amérique (1965) et autres compositions pour arriver jusqu’à L’Eroe / Héros (1974).
En 1976, Giovanna Marini fonde son quatuor vocal qui donne une amplitude inédite à son récit Son premier quatuor compte Tata et Annalisa di Nola, Clara Murtas avant que cette dernière ne soit remplacée par Lucilla Galeazzi. Et, à partir de 1990, ce quatuor gardera sa forme définitive, magnifique, avec les voix superbes de Patrizia Nasini, Francesca Breschi et Patrizia Bovi. Et c’est pour ce quatuor qu’elle compose Correvano coi carri / Ils couraient avec les chars (1977), Sibemolle / Si bémol, ou Cantata del secolo breve / Cantate du siècle court (2001), inspirée de l’œuvre du marxiste Eric Hobsbawm et présentée au Théâtre de Vidy-Lausanne dirigée par l’ami fidèle que sera René Gonzales.
ENGAGEMENT POLITIQUE
En 2006, elle met en musique, les Cendres de Gramsci, livre de Pasolini en hommage au fondateur du PCI. Et fréquente bien sûr les intellectuels les plus importants de son époque comme Italo Calvino ou Dario Fo.
En 2002, elle grave avec Francesco De Gregori, l’album Il fischio del vapore /Le sifflet à vapeur) qui obtient un succès sans précédent et, enfin, fait connaître son nom au grand public. Dans ce répertoire, une chanson évoque « l’attentat contre Togliatti », le secrétaire du P.C.I dans les années 1940-1950. En 2004, elle met en musique la Ballata del carcere di Reading et le De profundis d’Oscar Wilde. En 2005, pour le Festival Angelica de musique contemporaine, elle compose une musique sur le texte de Pasolini Le ceneri di Gramsci / Les Cendres de Gramsci chanté par le chœur Arcanto de Bologne.
Elle exhumera aussi au cours de sa carrière maints chants anarchistes, socialistes, communistes, pacifistes. Pour autant, celle qui était avant tout une musicienne et avait été un temps militante du Parti communiste italien, disait avec sa verve : « Un solo de Charlie Parker est plus révolutionnaire que Bandiera rossa ».
@ Frank Tenaille.
Intervention au festival Les Suds à Arles, le 13 juillet 2024, pour l’hommage à Giovanna Marini au Muséon Arlaten.